« En France, qualifiée de patrimoine commun de la nation, l’eau doit être utilisée de manière durable en vue de sa transmission en faveur des générations futures. » Cette formule symbolise un basculement juridique majeur : celui d’une conception utilitariste des milieux aquatiques vers une reconnaissance de leur valeur intrinsèque. Alors que le droit à un environnement sain se fraie lentement un chemin dans les ordres juridiques européens, l’économie bleue, entendue comme l’ensemble des activités économiques liées aux milieux marins et aquatiques, invite à repenser les leviers de régulation disponibles. La fiscalité peut-elle devenir l’un de ces leviers ? Peut-elle même participer à la structuration d’une obligation positive des États à préserver les milieux aquatiques ?
Aujourd’hui, la fiscalité environnementale peine à intégrer les enjeux marins. Si elle s’est développée autour des déchets, des émissions industrielles ou de l’énergie, la fiscalité spécifiquement dédiée à l’eau ou aux océans reste embryonnaire. Exonérations pour navires décarbonés, suramortissements liés aux énergies marines renouvelables, redevances portuaires : autant de dispositifs dispersés, instables, sans pilotage stratégique. Le Conseil des prélèvements obligatoires soulignait déjà en 2019 le manque de cohérence de ces mécanismes, accentué dans le champ maritime.
En parallèle, le droit à un environnement sain progresse. Reconnu par l’ONU en 2022, il demeure difficilement justiciable. Pourtant, le contentieux environnemental européen évolue rapidement. La CEDH, dans l’affaire KlimaSeniorinnen (2024), affirme que l’inaction climatique viole les droits fondamentaux à la vie et à la vie privée. Le Conseil d’État, en France, sanctionne l’État pour carence dans la lutte contre la pollution de l’air (Les Amis de la Terre, 2020) et pour non-respect des engagements climatiques (Grande- Synthe, 2021). Le lien entre protection environnementale et responsabilité de l’État se renforce.
Cette dynamique pourrait-elle s’étendre aux milieux aquatiques ? Les juridictions imposeraient-elles demain, non seulement une obligation de résultat environnemental, mais aussi une obligation fiscale implicite ? Le lien entre contentieux, fiscalité et droits fondamentaux reste encore fragile, mais se précise. Pour qu’une fiscalité bleue devienne un vecteur de gouvernance, il faudra dépasser l’approche incitative classique. Il ne s’agit plus seulement d’orienter les comportements, mais d’ancrer l’action fiscale dans le champ des obligations fondamentales. Cette vision appelle à une nouvelle légitimité démocratique des prélèvements, à un contrôle juridictionnel repensé et à une intégration effective des enjeux marins dans les budgets nationaux. L’ODD 14, consacré à la protection des océans, reste l’un des moins financés : ce déséquilibre n’est plus soutenable.
Encore incomplète, souvent marginalisée, la fiscalité bleue pourrait pourtant incarner l’une des concrétisations les plus audacieuses du droit à un environnement sain. Elle interroge notre capacité à repenser la dépense publique à l’aune de la durabilité. À condition que les États jouent le jeu. Et que le juge les y contraigne.
Jhannys KOUADOU,
Commission Droit Bancaire et Financier,
Paris, France