La finance bleue, branche spécialisée de la finance climatique, désigne les mécanismes financiers et fiscaux destinés à soutenir la protection des océans, la transition du transport maritime, ou encore le développement d’énergies renouvelables marines. Elle s’inscrit dans les objectifs du Pacte vert européen, de l’Agenda 2030 et des engagements pris lors des COP. Ses outils sont variés : obligations bleues, exonérations de taxe sur les carburants marins, crédits d’impôt ESG ou mécanismes de suramortissement. Toutefois, derrière cette diversité d’instruments se cachent de profondes incertitudes juridiques.
Les dispositifs fiscaux bleus souffrent d’un manque de sécurité juridique : critères d’éligibilité peu transparents, absence de normes contraignantes, ou disparités d’accès entre grandes entreprises et petits opérateurs. Le cadre juridique actuel peine à garantir une égalité devant la norme, une prévisibilité administrative ou un droit au recours effectif. C’est dans cette perspective qu’une analyse comparative s’impose.
Panorama international : entre bonnes pratiques et zones d’ombre
À l’échelle mondiale, les dispositifs fiscaux en matière de finance bleue varient considérablement d’un pays à l’autre. Certains États se distinguent par leur transparence et leur accessibilité, tandis que d’autres, malgré des ambitions affichées, peinent à offrir un cadre juridique stable et équitable.
En France, l’exonération de TICPE pour les carburants marins et le suramortissement pour navires décarbonés sont attractifs en théorie, mais leur accès reste souvent réservé aux opérateurs les mieux outillés juridiquement. Le Portugal privilégie les grands consortiums via des appels à projets complexes, tandis que le Luxembourg maintient une approche discrétionnaire sans critères clairs ni recours effectif. La Norvège se démarque positivement par la clarté de ses règles, la transparence des procédures et l’accompagnement de l’agence publique Enova.
Le Canada, bien qu’il dispose d’un cadre constitutionnel protecteur, laisse l’Agence du revenu retirer un avantage ESG sans justification formelle, ce qui fragilise la sécurité juridique des contribuables. Aux États-Unis, la fiscalité environnementale reste partiellement fédéralisée et fortement influencée par des critères techniques ESG définis par les agences, sans harmonisation systémique entre États fédérés.
En Asie, le Japon encadre ses incitations par des standards techniques non contraignants, tandis que Singapour applique une gouvernance fiscale rigoureuse mais difficile à contester juridiquement. En Inde et au Mexique, la complexité du fédéralisme fiscal engendre des inégalités d’accès aux dispositifs, notamment pour les petits opérateurs portuaires ou les projets côtiers communautaires. Le Mexique, bien qu’engagé dans une fiscalité bleue régionale, reste lié à des dispositifs locaux non codifiés.
Dans les pays du Golfe et l’UEMOA, les initiatives bleues sont encore peu institutionnalisées. Les exonérations fiscales annoncées par décrets restent difficiles à mettre en oeuvre, faute de base juridique nationale consolidée. Les juridictions insulaires – dans le Pacifique, les Caraïbes ou l’océan Indien – se tournent souvent vers les financements multilatéraux sans véritable encadrement local, ce qui soulève des enjeux de transparence et de souveraineté juridique.
Enfin, au Qatar et en Russie, la finance bleue reste principalement symbolique : les cadres fiscaux spécifiques sont inexistants ou non appliqués. L’absence d’articulation entre objectifs environnementaux et instruments fiscaux freine la mise en oeuvre effective des incitations.
Cas concret : fiscalité maritime et obligations bleues
Depuis janvier 2024, l’UE impose aux navires de plus de 5 000 GT l’achat de quotas carbone via le système ETS maritime. Ce mécanisme vise à réduire les émissions du transport maritime, mais soulève plusieurs défis : double imposition potentielle, complexité du calcul des émissions, absence de compensation spécifique pour les PME.
En France, le suramortissement permet une déduction majorée pour les navires décarbonés. Mais l’accès réel est réservé aux opérateurs capables de fournir une documentation ESG rigoureuse (labels, audits, preuves numériques). L’affaire WPD Offshore (CAA Nantes, 2018) a montré la difficulté d’un recours coordonné contre des dispositifs techniques partagés entre plusieurs autorités. En Bretagne, les contentieux des algues vertes révèlent l’exposition des contribuables à des coûts écologiques non compensés.
Enfin, la finance bleue évolue vers un système plus contraignant, mais son efficacité dépendra de la sécurité juridique offerte aux opérateurs. Les juristes doivent accompagner cette transition : anticipation, recours, sécurisation. L’harmonisation juridique, en cours à l’échelle européenne et internationale (UE, OCDE, OMI), représente une opportunité décisive pour bâtir un cadre fiscal à la fois ambitieux, lisible et équitable.
Cela implique également un changement de posture des institutions : clarifier les conditions d’éligibilité dès la conception des dispositifs, garantir un traitement équitable des petits opérateurs et prévoir des recours simples et accessibles. Les contentieux émergents autour de l’inégalité d’accès, de la charge probatoire excessive ou du retrait arbitraire d’un avantage fiscal doivent être pris au sérieux par les autorités publiques comme par les acteurs privés.
En contribuant à la standardisation des critères ESG, à la traçabilité des dépenses fiscales et à la lisibilité des engagements climatiques, les juristes ont un rôle stratégique à jouer. Ils peuvent devenir les garants d’une finance bleue conforme aux droits fondamentaux et de mobiliser durablement les investissements nécessaires à la transition maritime.
Jhannys KOUADOU,
Commission Droit Bancaire et Financier,
Paris, France
Sources clés : OCDE (2023), IUCN-UNDP (2022), Règlement (UE) 2020/852, CGI art. 39 decies C, CE 1er juill. 2021 Commune de Grande-Synthe, CAA Nantes 26 févr. 2018 WPD Offshore.